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« Écrire l’absent » : présences virtuelles dans les littératures romanes de la première modernité (XVIe–XVIIe siècles)
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Daniel Fliege (Hamburg), E-Mail: daniel.fliege@uni-hamburg.de
Vanessa Oberliessen (Bordeaux), E-Mail: v.oberliessen@gmx.de
Avant son succès lié à l’avènement du numérique, le terme « virtuel » a été utilisé pendant sept siècles dans un contexte exclusivement philosophique ou mécanique. Dans son acception la plus courante depuis l’époque scolastique virtuel (virtualis, de virtus) s’oppose à actuel et désigne un potentiel, une possibilité, une « force » contenue dans un objet ou un concept qui peut ou non s’actualiser dans la réalité. [1] Emprunté au latin scolastique à la fin du XVe siècle, le terme prend au XVIIIe siècle de nouveaux sens dans les domaines de la mécanique et de l’optique : il décrit alors l’image produite par un miroir ou une lentille et projetée sur un écran – un reflet dans un miroir est, dans ce sens, une image « virtuelle ». [2] L’association du virtuel avec l’informatique, depuis la fin du XXe siècle, rappelle cette acception optique en faisant du « virtuel » une image ou une représentation numérique qui reproduit la réalité ou s’inscrit dans une démarche de création originale, détachée du monde concret : le virtuel est ainsi associé à un « autre » monde. Depuis plusieurs décennies, le virtuel est donc fermement ancré dans le domaine de l’irréel, du fantastique, voire de l’illusion. En tant que créateur d’une « autre » réalité, il fait souvent l’objet de mises en garde ou de condamnations morales : toute une branche de la littérature et du cinéma de science-fiction s’emploie en effet à en confirmer la dangerosité. Cette notion, inconnue au XVIe siècle, peut néanmoins servir de concept fructueux afin d’analyser des phénomènes littéraires et rhétoriques qui essaient de « créer » une réalité ou de « rendre présentes » des choses absentes.
Ainsi, le « virtuel » est devenu la cible principale d’un reproche traditionnellement fait à la littérature : les poètes seraient des menteurs, des pourvoyeurs de « fables » païennes, des créateurs d’un imaginaire fantastique qui distrait de l’essentiel, voire corrompt ses lecteurs. À cause de la primauté des concepts d’imitation et de vraisemblance dans la Renaissance, la théorie poétique humaniste et classique s’intéresse peu aux liens entre réalité et représentation poétique, [3] malgré l’importance essentielle de la virtualité (au sens de potentialité) pour la poésie de la première modernité qui s’emploie souvent à évoquer un bonheur amoureux qui se substitue à la présence de la femme aimée. D’autres genres de la poésie du XVIe au XVIIe siècle reposent en grande partie sur la représentation/reconstruction d’amis (ou d’ennemis) absents, parce qu’éloignés ou défunts. Sonnet, ode, épigramme, partout les poètes convoquent-ils des personnes réelles, mais absentes – et la question se pose évidemment de savoir si ces personnes « représentées » et « reconstituées » sont « réelles » ou bien « virtuelles » (au sens moderne du terme). La poésie devient un moyen de communication indirect, à la façon d’une lettre ouverte (prenons le célèbre exemple des Regrets), mais aussi et surtout un moyen de dresser le portrait des personnes absentes, le plus souvent pour en faire reluire les qualités (par ex. de l’être aimé dans les Rime de Pietro Bembo, ou du mari défunt dans les Rime de Veronica Gambara), parfois pour en condamner les défauts (comme dans les Rime spirituali de Vittoria Colonna) : ainsi, la poésie peut servir à créer une « cour virtuelle » [4] composée de modèles poétiques, de poètes imités et émulés, d’intellectuels avec lesquels l’écrivain échange ou auxquels il rend hommage (par ex. les Rime de Laura Battiferri). Traditionnellement vue comme problématique, condamnée par les définitions horatienne et classique de la satire, l’idée de convoquer, afin de le critiquer, des contemporains identifiables est souvent associée aux genres peu nobles, parfois anonymes ou collectifs : l’épigramme, le traité polémique.
On pourrait ainsi imaginer des contributions se focalisant sur la première modernité et sur de divers genres littéraires et s’intéressant à la littérature comme représentation, ou comme technique de « mise en présence » (Vergegenwärtigung) d’une réalité concrète mais absente pour des raisons géographiques ou historiques. Voici quelques interrogations possibles :
(1) Mise en présence de personnes absentes
Peut-on analyser la littérature nécrologique ou encomiastique comme une façon non seulement de rappeler les absents, mais d’en créer une représentation littéraire, de faire voir fidèlement leur présence, leur esprit et leurs traits de personnalité ? Ou deviennent-ils une sorte de « figure virtuelle » que le texte littéraire déforme nécessairement par rapport à leurs modèles de référence ? On pense, entre autres, aux Rime vedovili de Vittoria Colonna ou le Dialogue en forme de vision nocturne et les Chansons spirituelles de Marguerite de Navarre.
(2) Faire parler et agir des personnes absentes
D’autres genres littéraires contiennent fréquemment des références à des personnes réelles mais absentes, qu’ils soient des interlocuteurs contemporains ou des personnages historiques. Divers genres polémiques, le dialogue philosophique, mais aussi le roman et certains cycles de poèmes font ainsi fréquemment intervenir des « figures » de personnes réelles dont ils prétendent reconstruire les idées, le langage, et souvent aussi la personnalité (par ex. dans Le Courtisan de Baldassare Castiglione ou Os diálogos de Roma de Francisco de Holanda). L’objet littéraire, dans ce cas, feint-il une présence ou la crée-t-il vraiment ? Quels rapports entretiennent ces figures avec les personnes réelles ? Comment la différence entre ces figures et les personnes historiques est-elle conçue par la rhétorique et la poétique contemporaines ?
(3) Le verbe incarné : la mise en présence de Dieu par la parole
Qu’en est-il de la prière et de la méditation ? De quelle façon la littérature spirituelle est-elle capable de rendre présente des instances invisibles pour les fidèles ? Comment peut-elle aider à s’imaginer par exemple des passages bibliques (on pense notamment aux Exercices d’Ignace de Loyola) ? Un texte peut-il amener le lecteur croyant à faire des expériences mystiques pendant lesquelles il ressent la présence de Dieu ?
Les communications peuvent être présentées en français ou dans une autre langue romane.
Bibliographie
Buron, Emmanuel, « Eloge et consolation. La fiction énonciative des « Regrets » », BHR LX, 1998, p. 323-348.
Buron, Emmanuel, « Aubigné et Jodelle. Genèse d’une fiction énonciative tragique » in : Entre Clio et Melpomène. Les fictions de l’histoire chez Agrippa d’Aubigné, éd. Olivier Pot, Paris, Ganier, 2010, p. 459-499.
Bern, Jörg Jochen (dir.), Seelenmaschinen. Gattungstraditionen, Funktionen und Leistungsgrenzen der Mnemotechniken vom späten Mittelalter bis zum Beginn der Moderne, Böhlau, Wien, 2000.
Clément, Michèle, « Les ruses du virtuel dans Les Regrets », in : Du Bellay, autour des Antiquités de Rome et des Regrets, Pau, J. et D. Éditions, 1995, p. 123-136.
Clément, Michèle, « Le virtuel comme fondement de l’énonciation lyrique dans les Amours de Ronsard », in : Aspects du lyrisme du XVIe au XIXe siècle. Ronsard, Rousseau, Nerval. Nice, Publications de l’Université des Lettres, Arts et Sciences humaines de Nice, 1998, p. 7-15.
Dauvois, Nathalie, Mnémosyne. Ronsard, une poétique de la Mémoire, Paris, H. Champion, 1992.
Defaux, Gérard, Marot, Rabelais, Montaigne : l’écriture comme présence, Paris, Garnier, 1987.
Demonet, Marie-Luce, « Quoi, si j’étais autre ? potentiel, virtuel, contrefactuel, modalités de la confession dans le livre III des Essais », in : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne, 65 (2017), p. 27-47.
Iglesias, Cécile, « Le romancero traditionnel hispanique : poésie virtuelle ou virtualité poétique », in : Réel, virtuel et vérité, 2002, p. 291-303.
Lecointe, Jean, L’ídéal et la différence. La perception de la personnalité littéraire à la Renaissance, Genève, Droz, 1993.
Miernowski, Jan, « Le mouvement virtuel des anges », in : Cité des hommes, cité de Dieu. Travaux sur la littérature de la Renaissance en l’honneur de Daniel Ménager, éd. Jean Céard, Marie- Christine Gomez-Géraud, Michel Magnien et François Rouget, Genève, Droz, 2003, p. 581-590 (Travaux d’Humanisme et Renaissance 375).
Pinkernell, Gert, « La femme aux côtés de Charles d’Orléans. Marie de Clèves (1426-1487), poète virtuel de talent », in : Italica et Romanica, Tübingen, Niemeyer, 1997, p. 313-321.
Plazenet, Laurence, « Les Pensées, un livre virtuel », in : Magazine littéraire 561 (2015), p. 68-72.
Poli, Sergio, « Le musée des ‘Femmes illustres’ : Nouvelles perspectives de recherche pour un renouvellement des formes de réception », in : À qui lira. Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle, Tübingen, Narr, 2020, p. 695-704.
Suarez, Juan Luis, « Para una teoría de la realidad virtual en Calderón », in : Anuario Calderoniano 5 (2012), p. 15-34.
[1] Chez Thomas d’Aquin, le « contact virtuel » entre les êtres spirituels et le monde physique est le concept utilisé pour expliquer comment Dieu, les anges ou l’âme peuvent interagir avec une réalité matérielle dont ils sont pourtant complètement distincts : le « virtuel » décrit ainsi la faculté d’une substance spirituelle d’exercer son pouvoir sur le monde, loin des associations modernes du virtuel avec une réalité parallèle (Summa theol., q. 105, art. 2). Le Dictionnaire du Moyen Français définit le terme virtuel comme ce qui est « relatif aux facultés intellectuelles, qui n’est qu’en puissance ». Les humanistes refusent, bien sûr, d’utiliser ce mot non-classique : il n’apparaît dans aucun des dictionnaires de Robert Estienne. Le Dictionnaire de l’Académie le cite comme un terme de « dogmatique » dans les suppléments de sa première édition (1694), puis, à partir de la quatrième édition (1762), comme un terme de « didactique ».
[2] Voir Dictionnaire culturel en langue française, dir. Alain Rey, tome IV, article « virtuel », p. 1946.
[3] Voir par exemple Michèle Clément, « Le virtuel comme fondement de l’énonciation lyrique dans les Amours de Ronsard », in Aspects du lyrisme du XVIe au XIXe siècle. Ronsard, Rousseau, Nerval. Nice, Publications de l’Université des Lettres, Arts et Sciences humaines de Nice, 1998, p. 7-15.
[4] Voir Daniel Fliege, E puro inchiostro il prezioso sangue. Das Verhältnis von Petrarkismus und Evangelismus in den Rime spirituali von Vittoria Colonna (1546), Heidelberg, Winter, 2021, chap. « Heiligenverehrung und der ‘virtuelle Hof’ der Rime spirituali », p. 425-442.